Les réformes fiscales et cadastrales sont parmi les plus difficiles à mettre en oeuvre et exacerbent les rapports de force entre l'Etat, les collectivités locales et les contribuables. Illustration ci-dessous avec un article du correspondant du journal Le Monde à Rome, avec la réforme actuelle du cadastre italien. Cela promet pour la réforme française sur les valeurs locatives des locaux d'habitation, non révisées depuis 1970 malgré une tentative dans les années 1990, et qui doit démarrer l'an prochain....
En Italie, tensions autour de la réforme du cadastre
Annoncé depuis des
années, ce projet est souvent cité comme l’exemple même de la réforme à la fois indispensable et impossible. Le sujet est technique mais central
pour toutes les familles italiennes,
car le cadastre est le fondement du système d’impôts locaux italien.
Par Jérôme Gautheret(Rome, correspondant)[1]
Publié le 15 mars 2022 à 00h52, mise à jour à 12h17, Temps de Lecture 4 min.
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Le Parlement italien, à Rome, le 31 mars 2020. ANDREAS SOLARO / AFP
Des menaces de
rupture de la majorité, des portes qui claquent, des effets de manche en tribune suivis de confidences vengeresses susurrées à la presse... Dans le
cours tumultueux de la vie
parlementaire romaine, où l’on ne déteste rien de plus que l’ennui, rien de
cela n’est très surprenant. Il
est même naturel, alors que l’Italie est, comme le reste de l’Europe, confrontée à la crise internationale la plus grave depuis la fin de la guerre
froide, que certaines
turbulences se fassent jour au sein de l’actuelle majorité de gouvernement.
Et de fait, la
dernière semaine a été scandée de tensions et de menaces, au point que le président du Conseil lui-même, d’ordinaire impavide, était d’une nervosité
inhabituelle, le 9 mars, à la tribune
de la Chambre des députés. Ce qui est étrange, en revanche, c’est que ces dissensions n’ont strictement rien à voir avec la géopolitique.
Si le gouvernement
italien se déchire, c’est pour un sujet autrement plus sensible – du moins dans le contexte transalpin : la réforme du cadastre, que Mario Draghi
essaie de mettre en œuvre, malgré les
réticences d’une bonne partie de sa majorité.
Plus aucun rapport avec la réalité
Annoncé depuis des
années, ce projet est souvent cité en Italie comme l’exemple même de la réforme à la fois indispensable et impossible. Le sujet est technique,
voire aride, mais également central
pour toutes les familles italiennes, car le cadastre est le fondement du système d’impôts locaux italien. C’est à partir des valeurs qui y sont
inscrites que la taxation est fixée, que ce
soit pour le très impopulaire IMU (impôt foncier) ou la TARI (taxe sur le ramassage des ordures). Les valeurs enregistrées ? Elles remontent à 1989,
soit plus de trente ans, et n’ont
donc plus aucun rapport avec la réalité.
En vertu de cet état
de fait, dans certains centres urbains, un appartement peut valoir quatre ou cinq fois plus que sa valeur cadastrale, tandis que dans d’autres zones,
la valeur cadastrale peut être
très proche d’une valeur de marché... Conséquence : le propriétaire d’un appartement situé à
Milan ou à Venise, enregistré pour 100 000 euros mais valant quatre ou cinq fois plus, paiera la même chose que le propriétaire d’un appartement
dans une ville moyenne, enregistré
pour 100 000 euros mais valant à peine plus... L’injustice est connue de tous, mais cela ne rend pas la réforme plus facile pour autant.
En effet, vouloir s’y
attaquer, c’est avoir l’assurance d’être accusé de tous les maux, ou de se voir prêter la pire des mauvaises intentions : celle de vouloir « faire les poches » des Italiens, selon l’expression redoutablement efficace de l’ancien président du
conseil, Silvio Berlusconi[4], voire, pire
encore, d’instaurer clandestinement la « patrimoniale », autrement dit l’impôt sur le capital.
Face à tous les
fantasmes agités principalement par la droite et l’extrême droite, Mario Draghi a cherché à faire valoir devant les députés, le 9 mars, sa logique. « Appliquer un taux fixe sur des valeurs
qui n’ont aucun sens pour produire des chiffres qui n’ont aucun sens, cela doit
finir, il faut de la transparence ! », a-t-il avancé, avant d’assurer que personne ne serait lésé fiscalement par cette réforme – un argument qui n’a fait que renforcer les
suspicions.
Logiquement, la
présidente de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni (post-fasciste, opposition), vent debout contre le projet, est la plus virulente contre cette réforme,
qu’elle qualifie de « massacre social ». Mais nombre de
membres du gouvernement sont à peine plus enthousiastes. Ainsi, Matteo Salvini, dont le parti, la Ligue (extrême
droite) siège au gouvernement, a
exhorté Mario Draghi à remettre la réforme à des jours meilleurs. Dans le même temps, la droite modérée soutenait la réforme le plus mollement
possible, non sans avertir Mario Draghi
que son gouvernement pourrait bien se trouver en danger s’il persistait dans cette voie.
La taxation du
patrimoine, tabou ultime
Tabou ultime du
débat politique en Italie, la taxation du patrimoine y est particulièrement faible, tandis que l’impôt sur le revenu (IRPEF), pèse très fortement sur
les hauts salaires. Cet état de fait,
allié à la quasi-inexistence de l’impôt sur les successions, concourt à favoriser les rentes et les situations établies plutôt que l’enrichissement
par le travail, ce qui contribue sans
doute, indirectement, à décourager un peu plus encore les jeunes Italiens, qui chaque année par centaines de milliers quittent le pays, faute de
perspectives. Selon une enquête réalisée à
l’été 2021 par l’Observatoire politique de la jeunesse de la fondation Bruno-Visentini, 29 % des 15-29 ans, en Italie, imaginent leur avenir à
l’étranger.
Face à ces constats,
implacables, Mario Draghi semble décidé à mener la réforme à son terme, quitte à mettre de l’eau dans son vin en raison des oppositions. Y
parviendra-t-il à un an des prochaines
élections législatives ? Même en temps de guerre, il ne faut pas mésestimer la force des coalitions pour que rien ne change.